31.07.08 11:23 Il y a: 4 yrs

Au Soudan, la paix prendra sans doute encore du temps - Interview de Marina Peter

 

Marina Peter. Photo: Juan Michel/COE
Haute résolution

 

Juan Michel (*)

 

Plus de vingt années de travail d'intervention en faveur du Soudan au nom des Eglises ont valu à Marina Peter, coordinatrice européenne du Forum oecuménique du Soudan, de recevoir une décoration de la part du gouvernement allemand et d'avoir acquis un sens aigu de la complexité d'un pays presque aussi étendu que l'Europe occidentale et qui connaît des guerres internes depuis 50 ans. A son avis, ce n'est qu'en abordant le Soudan "dans sa complexité et dans sa totalité" qu'on parviendra à la paix.

 

Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a accusé Omar el-Béchir, président du Soudan, de génocide au Darfour, entre autres crimes. Quelles conséquences cela pourrait-il avoir?

 

Les conséquences de cette initiative discutable ne sont pas encore très claires, mais cela change effectivement quelque chose au Soudan. Tout le monde craint le pire, mais il me semble qu'il est trop tôt pour décider. De toute façon, il y a longtemps que le processus de paix au Soudan va mal.

 

Nombreux sont les militants de la paix au Soudan, y compris des organisations humanitaires et des Eglises, ainsi que leurs partenaires du Forum oecuménique du Soudan, qui doivent faire une évaluation précise des scénarios envisageables et qui préfèrent actuellement adopter en public un profil bas.

 

Il me semble qu'il faut s'attacher à l'indépendance de la justice. Les juges de la CPI doivent analyser les preuves qui leur sont soumises par le procureur et agir en fonction de cette analyse.

 

Vous avez fait allusion au Forum oecuménique du Soudan, qui est un groupe d'intervention rassemblant les Eglises du Soudan et leurs partenaires internationaux, avec l'appui du Conseil oecuménique des Eglises. Ce Forum soutient l'idée d'une "approche globale du Soudan". Qu'est-ce que cela signifie?

 

Le Soudan est un pays très étendu où l'on trouve de très nombreux groupes ethniques, des cultures, des accords de paix et des situations de conflit en si grand nombre que l'on a de la peine à voir le pays dans son ensemble. Certains vont s'intéresser au sud, d'autres au centre et, avec la crise du Darfour, tout le monde parle de cette région presque comme s'il s'agissait d'un pays à part. Si l'on veut travailler à un avenir meilleur pour la population, il faut d'abord comprendre la complexité et l'interdépendance de ce pays.

 

Est-ce que l'on s'intéresse trop au Darfour, au détriment du reste du pays?

 

Non, je ne crois pas. Le Darfour est une terrible tragédie sur le plan humain; le conflit, dans cette région, mérite qu'on lui consacre toute son attention. Mais si l'on ne voit que le Darfour sans voir comment cela se rattache à l'Accord de paix global (CPA) de janvier 2005, qui a mis un terme à vingt années de guerre entre le Nord et le Sud, on passe à côté de l'essentiel.

 

Et quel est cet essentiel?

 

Au Soudan, le fond du problème, c'est la marginalisation, l'absence de développement et le racisme. En dehors de la capitale, Khartoum, beaucoup de gens ne bénéficient pas des services essentiels et ne peuvent pas exercer leurs droits politiques. S'ils se sentent exclus et si on leur dit qu'en prenant les armes ils seront entendus, c'est exactement ce qu'ils vont faire - et ils l'ont fait!

 

Le problème, alors, c'est que l'attention va se porter ailleurs et que, par exemple, le suivi de la mise en application du CPA ne fonctionne plus, alors que ceux qui sont impliqués dans les pourparlers de paix entre Nord et Sud s'y étaient engagés. En dehors d'une solution de la crise au Darfour, le Soudan ne connaîtra pas la paix et le CPA est en panne.

 

Donc, le Darfour est la clé de la paix au Soudan?

 

C'est plus compliqué que ça. Lorsque l'attention internationale se porte sur le Darfour, les gens des autres régions du pays, comme à l'est ou tout au nord, se sentent marginalisés eux aussi. Au sud, par exemple, où se trouvent la plupart des Eglises (puisque la plus grande partie de la population chrétienne est au sud alors que les musulmans sont au nord pour la plupart), les gens ont l'impression que personne ne s'intéresse plus au CPA.

 

En outre, beaucoup de gens du Darfour avaient auparavant pris parti pour le Nord dans le conflit contre le Sud, ou, en tout cas, ils n'avaient pas exprimé leur solidarité lorsque les gens du Sud souffraient. C'est pourquoi ceux du Sud, y compris les Eglises du Soudan, ont sans doute un peu de mal à se sentir solidaires des gens du Darfour. Et, même si ce n'est pas forcément exact, beaucoup croient qu'une grande partie de l'aide destinée au Sud va au Darfour.

 

Ceux du Sud pensent également qu'à l'époque où ils souffraient (et ils ont beaucoup souffert au cours de ces vingt années de guerre avec le Nord, qui ont fait près de deux millions de morts et causé le déplacement de plus de quatre millions de personnes), le reste du monde regardait ailleurs.

 

Est-ce que vous voulez dire que les Eglises du Soudan ne s'intéressent pas à ce qui se passe au Darfour?

 

Si, elles s'y intéressent. Dès le début, les Eglises ont dit qu'il fallait y envoyer de l'aide humanitaire, qu'il fallait faire quelque chose, que les gens du Darfour soient musulmans ou non. Mais à cette époque, et pour certains encore aujourd'hui, il n'était pas facile d'intervenir en faveur du Darfour, parce qu'on avait l'impression que ce problème occultait ceux du Sud.

Pendant ce temps, selon les estimations de l'ONU, 300 000 personnes ont été tuées au Darfour, et plus de deux millions ont dû quitter leur foyer…

 

La tragédie du Darfour est devenue impossible à maîtriser. Au début, les gens du Darfour et ce qu'on appelle les milices janjawid avaient le soutien des principaux partis politiques du Sud et du Nord, respectivement. Ces partis voulaient se donner des instruments de négociation et pensaient pouvoir, par la suite, circonscrire le problème au Darfour. Aujourd'hui, les janjawid ont leur propre stratégie alors que les rebelles se sont divisés en plus d'une vingtaine de groupes.

 

Actuellement, on ne sait plus qui représente qui. Je pense qu'il faudra beaucoup de temps avant d'arriver à faire la paix. Pour une vraie paix, il faudra un vrai changement au Soudan. Il faut donc s'intéresser au pays dans sa complexité et dans son ensemble et prendre en compte la totalité de la région car les intérêts des pays voisins interviennent eux aussi…

 

Y a-t-il encore autre chose qui ajoute à la complexité de ce tableau?

 

Ce qu'on appelle les zones de transition: les Nuba, les populations de la région méridionale du Nil bleu. Beaucoup se sentent victimes, ils estiment qu'ils ne sont pas vraiment reconnus, ni du côté de Khartoum, ni par le Sud, parce qu'ils ne sont pas de cette région. Même chose pour les gens de la région tout à l'est - eux aussi ont eu leur guerre et un accord de paix, et personne ne pense à eux. Ces régions - Abyei, Kordofan, le sud du Nil bleu - seraient en première ligne en cas de nouvelle guerre, ce qui reste toujours possible.

 

De quoi le Soudan a-t-il le plus besoin?

 

De justice pour les populations, me semble-t-il, mais c'est difficile à dire… Il faudrait des dirigeants pour qui ce sont les gens qui viennent en priorité et non pas leurs propres intérêts. C'est vrai pour le Nord comme pour le Sud.  

"Allemande de naissance, Soudanaise de coeur"

 

Marina Peter est tombée amoureuse du Soudan "par hasard" il y a 21 ans. Elle était professeur d'allemand et d'histoire avec une formation interculturelle et, à cette époque, elle ne savait rien de ce pays si ce n'est "qu'il y faisait chaud et qu'il y avait des réfugiés". Mais lorsqu'elle a trouvé un emploi à l'agence de développement EED de l'Eglise évangélique d'Allemagne (EKD), ce fut le début d'un apprentissage qui a fait d'elle l'une des plus éminentes spécialistes du Soudan.

 

Marina Peter, qui a passé au cours des vingt dernières années une grande partie de son temps dans ce pays en proie à la guerre, en a beaucoup vu. "A certains moments, cela a été très dur: tout pouvait arriver à tout moment, des attentats, des bombardements; il fallait être prêts et avoir toujours son sac à dos avec de l'eau, des médicaments, des aliments de base. En fait, j'ai dû prendre la fuite à plusieurs reprises", se souvient-elle.

 

Mais ce qui l'a le plus impressionnée et touchée, ce sont ces moments où elle a vécu l'hospitalité et où elle a vu la capacité des gens à surmonter l'adversité. "Lorsque des gens qui n'ont presque plus rien, dit-elle, viennent vous offrir leur unique chèvre, qui n'a plus que la peau et les os, c'est bouleversant, surtout pour quelqu'un comme moi qui vient d'une société nantie où on cherche toujours à en avoir davantage".

 

"Il m'est arrivé de me demander ce que je faisais dans ces coins perdus alors que j'aurais pu être confortablement chez moi, loin des bombardements, de tirs de fusil, des araignées, des scorpions et des serpents… Mais alors on pense à ces gens qui ne perdent pas l'espoir, même s'ils ont été déplacés deux ou trois fois, à ces femmes qui doivent sans cesse recommencer et qui gardent l'espoir. Et alors, on ne peut pas s'arrêter, parce que si eux ont de l'espoir, on n'a pas le droit d'abandonner."

 

En mars dernier, Marina Peter a reçu la Croix du Mérite au ruban (une des plus importantes distinctions de la République fédérale d'Allemagne) en reconnaissance des services rendus au Forum oecuménique du Soudan dont elle a été la coordinatrice européenne depuis 1997. Fondé en 1994, ce Forum est un réseau composé d'Eglises du Soudan et de partenaires oecuméniques internationaux, parmi lesquels figurent plusieurs agences de développement des Eglises allemandes. Sous l'égide du Conseil oecuménique des Eglises, le Forum travaille en faveur de la paix et des droits de la personne, et ses activités se déroulent en Europe et au Soudan.

 

Quelle peut être la contribution des Eglises à la réalisation de la paix?

 

L'un des problèmes auxquels sont confrontées les Eglises et les organisations de la société civile au Soudan est que, après le CPA, beaucoup de leurs militants en matière d'intervention ont été recrutés par le gouvernement, l'ONU ou des ONG internationales qui leur proposaient de meilleurs salaires. Et d'un seul coup, ce sont des voix qui manquent.

 

Et pourtant, il faudrait que les Eglises interviennent de façon plus active dans les questions d'injustice, ainsi que pour suivre l'application du CPA. Elles sont bien placées pour le faire car elles sont présentes partout, mais elles ont besoin de former leurs membres.

 

Il faudrait qu'elles jouent un rôle de gendarme en interpellant le gouvernement lorsque ce qu'il fait n'est pas bon, car au Soudan il y a beaucoup de gens, y compris des musulmans, qui écoutent les Eglises. Et, bien entendu, l'action de secours et de développement est importante, elle aussi.

 

 

(*) Juan Michel, responsable au COE des relations avec les médias, est membre de l'Eglise évangélique du Rio de la Plata, à Buenos Aires, Argentine.

 

Eglises membres du COE au Soudan (en anglais)

 

Visite de solidarité du COE au Soudan, avril 2008